Longtemps après m'être libérée des attaches et du casque qui m'ont immergée dans Ephémère de Char Davies, je conserve un souvenir absolument viscéral de l'environnement qu'a crée! l'artiste avec l'aide de l'ordinateur. J'ai, gravée dans ma mémoire, la sensation de glisser d'une scène d'hiver avec son cours d'eau et ses arbres nus dans un monde souterrain où s'enchevêtrent des racines et des semences bizarrement animées; puis, de m'enfoncer plus profondément encore sous la croûte gelée en un lieu où la chair et la terre se confondent, les rivières deviennent veines, les semences donnent naissance à des oeufs, les pierres évoluent en organes et les os tombent en poussière; et, enfin, refaisant surface, d'être soufflée par l'explosion kaléidoscopique d'une verdoyante végétation. Ce souvenir a la clarté, le surréel d'un rêve impressionnant. Il oscille entre le pôle cognitif du conscient (j'étais je, je j'ai vécu), et celui, extrasensoriel, de l'inconscient (cela semblait trop réel pour ne pas s'être produit, et pourtant, les fluides changements de temps et de lieu, de même que les transformations continues de la matière me disent que j'ai rêvé).
A l'aube du Siècle des lumières, Descartes n'aura eu de cesse de trouver une méthode qui ancre la pensée dans l'appréhension du soi et bannisse le spectre des rêves du champ des perceptions du monde matériel. Au crépuscule du XXe siècle, l'expérience des « immersions » dans des environnements virtuels tels ceux de Char Davies largue les amarres de la logique cartésienne, provoque la dérive du soi dans des eaux inconnues où la ligne de démarcation entre l'illusoire et le réel n'a plus la même netteté. Ce flou troublant des frontières entre la réalité et son double de synthèse s'explique en partie sur les plans sensoriel et physiologique. En coiffant un casque stéréoscopique qui l'enveloppe d'un voile d'images et de sons criées par ordinateur, le « participant » se rend délibérément aveugle au monde extérieur. Contrairement au spectateur assis dans l'obscurité d'un cinéma, le corps en prise directe avec le monde réel et regardant la projection d'images intermittentes sur un écran, le participant coiffé du casque se livre à un simulacre complet. Privé de tout rapport tactile avec le monde extérieur, il cesse de percevoir son corps en tant que distinct de l'environnement artificiel qu'il occupe.
Métaphysiquement parlant, les implications de cet enchevêtrement du corps et de la machine s'avérant beaucoup plus difficiles à cerner, beaucoup plus paradoxales. Car l'expérience de la réalité! virtuelle, loin de se réduire à un processus technique, est aussi un acte imaginatif et conceptuel d'abandon total de soi à un univers mimétique issu d'un plan humain. Dans un texte des années 1930 sur la capacité! révolutionnaire que possède le cinéma de pénétrer, telle la main du chirurgien, dans l'inconscient optique du spectateur, Walter Benjamin cite un Georges Duhamel réfractaire au cinématographie: « Je ne peux plus penser ce que je veux. Des images qui bougent se sent substituées à mes pensées » [1] La réalité virtuelle amplifie cette sensation de remodelage de la conscience par la technologie. Au cinéma, on vole, selon le mot de Dziga Vertov [2]. Dans une expérience de réalité! virtuelle, on devient le caméraman, le spectateur, le décor, le paysage. Aucun risque de céder à la panique à l'instar des premiers spectateurs de l'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat (1895) des frères Lumière. Pour prévenir les collisions psychiques avec les doubles technologiques de la réalité, une autre stratégie d'interaction s'impose.
Voilé précisément l'objet d'Ephémère, cette exploration poétique et contemplative des diverses façons dent la réalité! virtuelle réorganise la perception et l'appréhension de soi. l'exploitation novatrice des ressources technologiques de la réalité! virtuelle et la création d'un environnement artificiel à l'image du monde organique de la nature font de la stratégie de Davies un double processus d'intégration du technique et du métaphysique, de la matière et de l'illusion. Sur les plans sensoriel et physiologique, l'effet de bandeau du casque est compensé! par l'emploi d'attaches qui établit un lien intime entre l'acte même de respirer et l'immersion du sujet dans un univers de synthèse. Alors que dans la plu part des environnements virtuels, un gant raccordé! à l'ordinateur crée une relation instrumentale antre le mouvement de la main et la perception du mouvement dans l'espace virtuel, dans Ephémère, Davies fait interagir l'énergie vitale inconsciente avec le code informatique. Loin d'éprouver la sensation de pénétrer dans un univers mimétique (véritable reprise de la projection cinématographique analogue à la métaphore de la main du chirurgien de Benjamin), le participant se trouve en suspension, comme dans un liquide, flottant ou plongeant au rythme de sa respiration.
Bien que ce lien entre la matérialité du corps et son immersion dans l'espace virtuel constitue une composante essentielle de l'ouvre de Davies, il n'empêche que le contenu de l'environnement artificiel de l'espace provisoirement occupé, compte tout autant. D'un point de vue métaphysique, ce n'est pas seulement la façon dent le participant se meut dans cet espace, mais aussi ce qu'il y volt, qui éveille en lui la conscience critique de son auto-appréhension transformée dans un univers mimétique. Faire l'expérience de grilles hard-edge et d'architecture futuriste générées par ordinateur, ce qui est fréquent dans les environnements de réalité virtuelle, équivaut à s'engager dans un paradigme culturel qui renforce le parti pris de mainmise technologique sur la nature. Par contraste, Osmose (1995) et Ephémère s'inspirent tous deux du monde naturel et de la formation de peintre de l'artiste. Les grilles hard-edge cédant la place à des transparences sourdes et à une translucidité! atmosphérique où les formes organiques et leurs mutations se renvoient leurs reflets de façon imprévisible et labyrinthique.
Dans Ephémère, vient un moment où, s'enfonçant encore plus profondément sous la croûte rougeâtre, le participant rencontre le double synthétique d'un organisme. La désorientation qui gagne le participant dans l'espace et le temps virtuels se teinte soudainement du sentiment d'entrer dans une image mimétique, à la fois soi et autre que soi. II découle de cet éclair de reconnaissance la sensation troublante de se voir en train de se percevoir comme chair et machine. Comme dans un rêve, le sujet se trouve à la fois à l'intérieur et hors de son corps, à la fois matière et illusion. Les distinctions entre chair et esprit disparaissent pour révéler un lieu où la conscience ne s'enracine plus exclusivement dans le monde naturel ni dans son double technologique, mais dans une dialectique entre les univers de l'organique et du synthétique. Toutefois, contrairement au cyborg qui peut rêver de maîtrise technologique et de duplication éternelle, le participant se volt confronté avec sa propre mortalité.
Fait curieux, c'est précisément cette projection de l'organique dans l'espace virtuel qui, dans l'ouvre de Davies, soulevé le plus de controverses. Chaque fois que l'artiste parle en public de ses environnements virtuels d'immersion, on lui demande invariablement à quoi bon réaliser des copies virtuelles de la nature alors qu'elle pourrait tout simplement se promener dans les bois. Le contraste évoqué entre l'expérience médiate de la contemplation du rendu artificiel d'une forêt parvenue à maturité! et celle, immédiate, de l'odeur envahissante des aiguilles de pin et de la terre humide et froide sous vos pieds constitue l'essence mime de l'incursion artistique de Davies dans le champ des nouvelles technologies. L'opposition présumée entre la culture et la nature sous-tend sa question, alors que le désir ardent de copier la nature c'est-à-dire de créer une seconde nature par mimétisme - est indispensable à la compréhension de notre existence et du monde où nous vivons.
Apparu avec les environnements d'immersion des cavernes dent les peintures pariétales évoquent l'expérience vécue de la chasse aux grands mammifères qui assure la survie de l'homme, cet ardent désir persiste dans les univers shamanistiques où des sorciers créent des modèles du monde naturel en s'aidant de chants, de potions ou de statuettes grossièrement sculptées pour invoquer le monde invisible des rêves et des visions. A l'instar du retour du refoulé, le besoin d'imiter s'enracine, dans les temps modernes, dans la capacité de la photographie et du cinéma de saisir la nature sur le vif. Entre la magie animiste du shaman et l'objectif profane de l'appareil de prise de vues s'étale l'histoire de la pensée occidentale de l'Antiquité grecque au Siècle des lumières, où Dieu et l'Homme étaient des artisans qui cultivaient des jardins, instauraient à mime le chaos cosmique une relation harmonieuse entre la nature et la culture voulue dans le plan divin.
Dans les environnements virtuels d'immersion de Davies, il y a rupture dans la progression historique qui va de la cognition (( primitive >, d'une nature d'essence spirituelle à la primauté de la science moderne qui classifie, sécularise et démystifie l'univers matériel. Tout comme dans cet épisode des débuts du modernisme ou Aragon volt une cohorte mythique d'esprits libérés par le progrès technique, quelque chose de l'antique animisme filtre au travers des objectifs modernes [3].
La seconde nature appréhendée dans les entrailles d'Ephémère engendre un sentiment de mystérieux et de merveilleux. En dépit des apparences, qui nous incitent à attribuer ce sentiment au rôle transcendant de la technologie, le phénomène a un autre point de départ. En effet, l'expérience de l'ailleurs dans Ephémère ne dépend pas des machines, mais de la capacité du participant de jeter un pont entre l'espace restreint de la réalité! virtuelle avec son ensemble chiffrable de coordonnées informatiques et J'infinie complexité du monde naturel. Car, ainsi que le rappelle Davies dans la dialectique qu'elle construit entre l'organique et le synthétique, la terre est un lieu fertile de rêverie et de régénération. Elle contraste avec la réalité! virtuelle, champ stérile qui peut au mieux donner un aperçu d'un résidu mimétique du chaos immense, impossible à codifier, de la nature. En imaginant autre chose, on s'expose à confondre, à tort, la technologie avec le plan divin.
Gavés d'une culture de masse où les jeux vidéo le disputent aux bombardements d'une précision dite « chirurgicale » de la guerre du Golfe, aux dinosaures de Jurassic Park et aux fastes de Titanic, nous avons assimilé, touchant la réalité virtuelle, tout un ensemble de paradigmes qui renforcent le rôle de la technologie perçue comme le sonneur de trompette qui appelle au combat contre des ennemis réels ou supposés, qu'il s'agisse de visiteurs de l'espace, de mutations génétiques ou de forces cataclysmiques provoquant de grands sinistres. Pourtant, malgré les fantaisies manichéennes qui sous-tendent les grilles pures et dures de l'animatique, la réalité virtuelle devient dans l'imagination populaire un univers parallèle où l'on peut faire abstraction de son corps, où s'apaise la lutte pour intérioriser l'éloignement croissant de la nature et de la culture. La possibilité, qu'offre cet univers fantasmatique de combler le désir bien humain d'exister dans le désordre et l'imprévisibilité! de la réalité quotidienne imprime un élan utopique aux nouvelles technologies dent elle représente en mime temps la sinistre fin de partie. Davies réagit en créant un environnement virtuel qui fait table rase des attitudes profondément ancrées de la société, occidentale contemporaine touchant l'opposition entre la nature et la culture et l'incompatibilité de l'illusion et de la matière. S'immerger dans Ephémère, ce n'est pas esquiver une collision psychique avec un double technologique, mais réfléchir aux implications paradoxales et indéterminées de cette collision sur les façons dent on choisit d'imaginer et d'habiter la seconde nature de la simulation.
—Dot Tuer—
Notes
1. Georges Duhamel, cité par Walter Benjamin dans "The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction", Illuminations, sous la direction de Hannah Arendt, New York, Schocken, 1969, pp. 238 [trad. par Harry Zohn].2. Cité dans Paul Virilio, War and Cinema: The Logistics of Perception, Londres, Verse, 1989, p. 11 [trad. par P. Camiller de Guerre et cinéma, Paris, éditions de l'étoile, Cahiers du cinéma, 1984]
3. Voir Louis Aragon, Paris Peasant, Londres, Picador, 1980 [trad. de Le Paysan de Paris, Paris, 1926]
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