L'INFRASTRUCTURE TECHNIQUE DU VIRTUEL
Osmose de Char Davies
Septembre 1995. Vous participez au symposium international des arts électroniques qui se tient cette année à Montréal. Vous avez réservé votre tour plusieurs jours à l’avance afin d'explorer Osmose, le monde virtuel de Char Davies, une artiste canadienne. À l'heure dite, vous arrivez dans la cabine spécialement équipée au premier étage du musée d'Art contemporain. La petite pièce est encombrée d'ordinateurs, de câbles et d'appareils électroniques de toutes sortes. Un assistant vous fait monter sur une plateforme que surplombe un dispositif de capture infrarouge de vos mouvements. Légèrement effrayé, vous enfilez un harnachement assez lourd qui vous enserre la poitrine. On ajuste ensuite sur votre tête un casque pourvu de lunettes-écrans stéréoscopiques et d'écouteurs. « Pour monter, inspirez. Pour descendre, expirez. » Le déplacement par la respiration a été suggéré à Char Davies par la pratique de la plongée sous-marine, dont elle est une adepte fervente. « Pour avancer, penchez-vous en avant. Pour reculer, penchez-vous en arrière. Vous avez vingt minutes. Vous avez compris? Ça n'est pas trop serré? » Quoique vous ne soyez pas vraiment à votre aise, vous indiquez d'un signe de tête que tout va bien.
Vous êtes maintenant jeté dans l'espace intersidéral. Une musique douce, planante, cosmique, accompagne la gravitation tranquille, le lent mouvement tournant qui vous entraîne vers la planète brillante, là-bas, qui est votre destination. Il vous semble être devenu le fœtus qui revient vers la Terre à la fin de 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Vous pénétrez au ralenti dans le monde où vous êtes appelé à naître, traversant des couches de codes informatiques semblables à des nuages, puis des vents de mots et de phrases, pour atterrir finalement au centre d'une clairière. À partir de maintenant, vous dirigez vos mouvements. Maladroitement d'abord, puis avec plus d'assurance, vous expérimentez une étrange façon de vous déplacer. Prenant une grande inspiration, vous vous élevez au-dessus de la clairière. Des animaux semblables à des lucioles qui dansaient aux abords de la forêt viennent vous faire escorte. Un étang couvert de nénuphars et d'étranges plantes aquatiques brille sous votre regard. Ce monde est doux, organique, dominé par une végétation omniprésente. En vous penchant, vous vous dirigez vers un grand arbre qui semble constituer l'axe de la clairière sacrée. Surprise : au moment où vous entrez en contact avec l’écorce de l’arbre, vous pénétrez dans l'aubier et, comme si vous étiez une molécule douée de sensations, vous empruntez les canaux qui portent la sève. En vous attachant à inspirer fortement, vous montez à l’intérieur de l’arbre jusqu’à atteindre la frondaison. Environné de capsules de chlorophylle d’un vert tendre, vous voici parvenu dans une feuille où vous assistez à la danse compliquée de la photosynthèse. Sorti de la feuille, vous planez de nouveau au-dessus de la clairière. Vous descendez vers l'étang par de profondes expirations. Vous croisez de nouveau en chemin un vol de lucioles (ou peut-être sont-ce des esprits ?) d’où émanent d’étranges sonorités de clochettes lointaines. Tournant la tête, vous les regardez s'éloigner vers la forêt tandis que vous parviennent, atténués par la distance, des échos rémanents de sonnailles célestes. Vous êtes maintenant tout près de la surface de l’étang où les reflets et les jeux de lumière vous retiennent un moment. Puis vous franchissez la surface de l’eau. Un poisson aux nageoires ondulantes vous accueille dans le monde aquatique...
Après votre visite de l’étang, vous traversez le monde de la forêt, le monde minéral, puis un espace bizarre, zébré de lignes d’écriture, que vous devez parcourir au moyen de votre respiration et des mouvements de votre buste pour déchiffrer des phrases de philosophes : englobant la nature, c'est le monde du discours humain. Enfin, vous atteignez le monde informatique, uniquement peuplé de lignes de codes. Vous pensez que vous aurez le temps de revenir dans ces différents mondes. Mais vous êtes déjà entraîné dans un mouvement ascendant qui vous fait calmement, mais fermement, quitter la planète Osmose. La vie dans cet univers n'a qu'un temps. Tandis que le globe où vous avez existé et senti, un trop court instant, s'éloigne maintenant dans le fond de l’espace intersidéral, vous regrettez de n’avoir pas utilisé à bon escient votre période d’immersion. Où allez-vous maintenant vous réincarner?
Les principes qui ont guidé la conception d’Osmose sont aux antithèses de ceux qui gouvernent les jeux vidéo. Vous ne pouvez y agir avec vos mains. La posture de préhension, de manipulation ou de combat est nécessairement déçue. Au contraire, pour évoluer dans ce monde végétal et méditatif, vous êtes amené à vous concentrer sur votre respiration et vos sensations kinesthésiques. Il vous faut être en osmose avec cette réalité virtuelle pour en prendre connaissance. Les mouvements brusques ou rapides sont inefficaces. En revanche, les comportements doux et l’attitude contemplative sont « récompensés ». Plutôt que des couleurs franches, les mondes de l'arbre, de l'étang, de la clairière et de la forêt offrent à la vue un camaïeu subtil de verts et de bruns qui évoquent plus les teintures végétales que le clinquant technologique des images de synthèse. Osmose marque la sortie des arts du virtuel de leur matrice originelle de simulation « réaliste » et géométrique. Cette œuvre offre un démenti cinglant à ceux qui ne veulent voir dans le virtuel que la poursuite du « projet occidental et/ou machiste de maîtrise de la nature et de manipulation du monde». Ici, le virtuel est explicitement conçu pour inciter au recueillement, à la conscience de soi, au respect de la nature, à une forme « osmotique » de connaissance et de rapport au monde.
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