À propos des mythes entourant les technologies du virtuel

Qu'on en parle avec horreur uu avec admiration, la réalité virtuelle n'échappe pas à la règle: toute nouvelle technologie engendre un certain numbre de discours. Mais ce qui semble peut-être moins évident. c'est qu'un discours peut lui aussi engendrer une nouvelle technologie. Qui sait si la réalité virtuelle n'est pas d'abord née sous la plume d'auteurs de science-fiction particulièrement imaginatifs?

Char Davies, Subterranean Earth, Osmose, 1995
Espace virtuel immersif
Osmose produit par Char Davies de Softimage

Mes petits-enfants s'esclafferont sûrement en lisant ces quelques lignes... mais j'espere au moins qu'ils feront écho aux rires qui m'assaillent aujourd'hui lorsque j'entends tous ces prophètes, philosophes, humanistes et autres futuristes en tout genre, qui voient dans les technologies du virtuel le déclencheur d'une catastrophe imminente ou la porte du futur paradis de la communication. Voici quelques éléments de réflexion sur ces technologies du «virtuel» que l'on nous annonce pour demain tout en nous servant les discours d'hier, revus et (souvent à peine) corrigés. Il ne sera pas question ici de prospective, de projection ni même de scénario pour le futur mais, paradoxalement, d'hístoires. Oui, d'histoires avec un «s»: de l'hístoire de ces «nouvelles technologies de la communication» maintenant vieilles (le télégraphe, le téléphone) aux histoires que l'on se raconte, ces mythes et ñctions qui entourent les technologies du virtuel. Francis Bacon, dans sa grande sagesse, l'avait dit il y a bien longtemps: «Toute nouveauté n'est qu'oubli.» Retrouvons donc nos «vieilles» histoires et remettons ainsi a leur place celles que l'on nous refile comme nouvelles...

D'abord, un petit éclaircissement. Je parle de technologies du virtuel à défaut de parler de réalité virtuelle. Plutôt que de me concentrer simplement sur les machines, je m'interesse aussi aux discours et savoirs qui les situent dans leurs contextes de développement et d'usage. De plus, mes «technologies du virtuel» incluent leurs formes les plus archaïques: le verbe, l'écrit, l'image. J'insisterai sur un fait: les «nouvelles technologies de l'information et de la communication», autoroutes ou cyberespaces, se caractérisent par une informatisation massive de nos moyens de communication. Les technologies du virtuel n'échappent pas à cette regle: ce que l'on appelle (à tort) la «réalité virtuelle» n'est rien d'autre, à mes yeux, que la forme informatique des technologies du virtuel. Or cette derniére forme est celle qui fait le plus peur ou le plus rêver, au choix, car elle porte en son cour un monstre infâme ou le dernier moteur du progrès, l'ordinateur. La «réalité virtuelle» s'inscrit dans l'histoire de l'informatique.

Une preuve, s'il en est encore besoin: les deux protheses essentielles des réalités virtuelles immersives, le casque et le gant (goggles and glove), ne datent pas d'hier. Elles sont apparues en même temps que la plupart des autres innovations de l'informatique personnelle à la suite du financement accordé par le Pentagone entre 1962 et 1970 (en particulier par son Information Processing Techniques Office - IPTO - au sein de son Advanced Research Project Agency, l'ARPA). Le premier casque, aussi baptisé «épée de Damoclès» pour d'évidentes raisons, date de 1965, à l'époque des travaux d'Ivan Sutherland, qui dirigea d'ailleurs l'IPTO de 1964 à 1966. Le gant est préfiguré par la construction en 1962 d'un clavier à cinq touches qui accompagnera plus tard (en 1965) la souris à l'interface magnifique du dispositif de Douglas Engelbart dans son homérique Centre de recherche pour l'augmentation de l'intelligence humaine, au Stanford Research Institute[1].

Si les machines remontent aux annees 1960, il en va de même pour les discours. Force est de reconnaître de nombreuses formes de nos discours actuels dans les questions qui émergeaient, à cette époque, du discours autour de l'intelligence artificielle, de l'automatisation dévoreuse d'emplois ou de ces créatures logiques qui redéfinissaient progressivement la frontière entre l'humain et la machine. À l'intérieur de ces environnements virtuels maintenant à portée de pixel, la vieille question de la créature artificielle (de Galatée au Golem ou à ses formes post-modernes telles que le Terminator[2]) se re-pose avec une nouvelle acuité, à défaut d'innover dans le fond. Je traiterai plus loin de la question des espèces étranges qui pourraient peupler un jour nos écologies virtuelles. Pour l'instant, revenons à nos machines et élargissons encore un peu le cadre.

Les Discours Du Déterminisme Technique

Il me faut maintenant démontrer comment les discours dithyrambiques actuels sur la «réalité virtuelle» s'inscrivent non seulement dans la courte histoire de l'informatique, mais aussi dans l'histoire plus large des technologies de la communication. La thèse est simple: ce sont les mêmes discours, qu'ils soient optimistes ou pessimistes, qui sont repris dans un contexte historique plus large et recyclés en permanence, au gré des innovations technologiques (télégraphe, téléphone, ordinateur).

Les discours utopiques surgissent systématiquement au moment de l'implantation d'une nouvelle technologie de la communication, et particulierement dans la bouche de leurs propres promoteurs. Par exemple, Samuel Morse annonçait dès le milieu du siècle dernier que «le télégraphe allait faire du pays un seul voisinage», alors qu'on nous annonce aujourd'hui qu'Internet, apres la télévision, va faire de la planète un «village global[3]»! Quelques décennies plus tard, avec l'invenwtion du téléphone, ce «télégraphe domestique», les arguments utopiques franchissent un pas de plus: on vante non seulement la victoire sur la distance, mais aussi la «proximité sociale» que la nouvelle machine permet désormais. Ainsi, dans une publicite de Bell de 1923, la compagnie dit qu'elle à décidé «de vendre quelque chose de plus important que la distance, la vitesse ou la précision... Le téléphone met presque les gens en situation de face à face[4]».

Les discours pessimistes, quant à eux, mettent parfois un peu plus de temps à s'exprimer, mais n'en possèdent pas moins la vigueur de leurs contreparties optimistes. Le téléphone, par exemple, fut bien vite accusé d'isoler les gens autant qu'il les rapprochait, de les rendre paresseux, de favoriser le manque de civilité et la familiarité excessive, etc. Plus généralement, le téléphone, comme le télégraphe avant lui ou Internet et la «réalité virtuelle» apres lui, fut critiqué pour l'isolement des corps qu'il produisait, meme s'il rapprochait les esprits. Le «presque en situation de face à face» fut bien vite interprété comme une perte de l'aspect physique de la communication humaine. Le pas suivant consistait, bien sûr, à extrapoler les conséquences de ces constats: puisque le téléphone (mais aussi le télégraphe, Internet, la réalité virtuelle, etc.) isole les corps, il exerce un effet nécessairement négatif sur toutes les dynamiques sociales basées sur la proximité de ces corps (la communauté, le voisinage, etc.).

Ces deux types de discours partagent la même structure logique, ils articulent invariablement le même credo initial du determinisme technique: la technologie change la société, le changement technique détermine le changement social. Ce postulat fondamental est ancré profondément dans la psyché occidentale et rapproche finalement les discours optimistes et pessimistes. Il est temps, me semble-t-il, de rappeler les ravages qu'occasionne ce genre de thèse pour la pensée. Les relations entre technique et société sont bien plus complexes que ce qu'un simple schéma linéaire à sens unique peut mettre en évidence, et soumettre chaque nouvelle vague d'innovation technique au meme type de réduction déterministe ne conduit finalement qu'à répéter les memes discours usés jusqu'à la corde...

Dans cette scène du «Sandrine's Bar», recréée à l'intériéur du Holodeck (Holographic Environment Simulator), l'officier en second Chakotay (Robert Beltran) et le lieutenant Tom Paris (Robert Duncan McNeill) se préparent à jouer une partie de billard. Photo extraite de l'épísode «Symbiogenesís» de la série Star Trek: Voyager.
Photo: Robbie Robinson / Paramount Pictures

1: Le Holodeck

L'émergence des techniques du virtuel associant pratiques et discours est particulièrement bien illustrée par l'éxemple du Holodeck de la série télévisée Star Trek: The Next Generation, sûrement l'une des représentations fictives les plus élaborées des techniques informatiques du virtuel. Le dispositif consisté en un environnement immersif mais sans prothèses, partagé à la fois avec des holo-créatures, agents informatiques représentant des personnages, et d'autres usagers du système. Pur produit science-fiction, le Holodeck serait-il un précurseur de futurs développements techniques? La compagnie californienne Avatar Partners a annoncé en 1995 qu'elle venait d'obtenir un financement initial d'un million de dollars de l'armée américaine pour mettre au point le système DIVE (Dismounted Infantry Virtual Environment) en précisant que «le système DIVE représente une avancée significative pour les technologies des environnements synthétiques, en termes à la fois d'immersion et de réalisme. DIVE est le premier pas vers la création du Holodeck». À défaut de la rattraper, la réalité court parfois après la fiction...

De l'Imaginaire À La Technologie De l'Imaginaire

La critique précédente ne devrait pas laisser croire cependant que rien ne change. Dire qu'un certain type de discours est recyclé en permanence ne devrait pas pour autant nous faire oublier que si la technique change, il y a de grandes chances pour que les discours sur la technique changent aussi. Plus encore, j'entends montrer maintenant comment les changements de ces discours contribuent aux changements des techniques. Développer un nouveau média, c'est aussi jouer avec les éléments culturels qui vont le rendre efficace. Bref, la construction d'un nouveau système de communication passe aussi par le développement de ses usages et usagers. Ces liens entre pratiques de la technique et discours sur la technique ne sont nulle part plus évidents que dans le cadre de ces technologies du virtuel. Les nouveaux systèmes de communication en émergence autour des formes d'immersion sensorielle dans des univers simulés générés par ordinateur («réalité virtuelle») montrent, en effet, avec clarté que le futur sociotechnique se construit autant dans les pratiques techniques des ingénieurs et programmeurs que dans l'imaginaire de la science-fiction.

Par exemple, les premières prothèses permettant d'effectuer une opération à distance (telémanipulation, téléprésence) sont toujours nommées Waldos, à la suite de la description que Robert A. Heinleim en fit en 1938 dans son roman Waldo and Magic, Inc. En 1984, William Gibson inventait le mot «cyberespace» dans son roman Neuromancer, où il décrivait aussi une forme passive de réalité virtuelle (Sim Stim). La fameuse série télévisée Star Trek; The Next Generation proposait quant à elle dans les années 80 une autre représentation de la technologie du virtuel, le Holodeck... Ce dernier exemple nous permet par ailleurs de voir à quel point les discours se combinent aux pratiques et influent concrètement sur le développement sociotechnique (encadré 1). Au total, comme le montrent ces exemples, l'imaginaire, la ñction et la création littéraire jouent un rôle dans le développement sociotechnique. Il existe donc bel et bien une place pour le discours dans le développement sociotechnique: non pas pour ces à priori toujours recyclés qui apparaissent en réaction à chaque nouvelle technologie, mais bien pour une contribution à la technique en train de se faire, comme source de l'imaginaire technique et garant de son inscription dans le cadre plus large de la culture.

Espace virtuel immersif Osmose produit par Char Davies de Softimage, en 1994-1995. Cette creation fut présentée lors dela sixième édition du Symposium international sur l'art électronique (ISEA), en septembre 1995, au Musée d'art contemporain de Montréal. Osmose est présentement montré à Londres.
Char Davies / Softimage

2: Osmose

Osmose, l'espace virtuel immersif de Char Davies produit par la compagnie montréalaise Softimage en 1994-1995, est assez symptomatique de l'état actuel de l'art des techniques du virtuel. Monté à l'occasion de la sixième édition du Symposium international sur l'art électronique (ISEA) en septembre 1995 au Musée d'art contemporain de Montréal, Osmose à nécessité les efforts concertés de l'artiste et de son équipe. Connue pour ses avancées dans le domaine des dispositifs informatiques liés aux effets spéciaux au cinéma, Softimage à montré qu'elle continuait à innover dans les dispositifs de pointe des techniques du virtuel. Le développement du logiciel n'était cependant qu'un moyen pour réaliser une tâche plus importante: le développement d'une autre esthétique visuelle, orale et interactive. C'est cette sensibilité visuelle, orale et interactive qui donnait au produit son caractere innovateur, le différenciant des réalités virtuelles conventionnelles. Osmose mettait de l'avant un nouveau mode de déplacement centré sur le contrôle de la respiration et de l'équilibre. Ceux qui, comme Char Davies, pratiquaient la plongée sousmarine, faisaient ainsi l'économie de l'apprentissage d'une nouvelle aptitude «technique». Tout comme un plongeur, l'expérimentateur portait une veste: en inspirant, il montait; en expirant, il descendait. Les déplacements horizontaux étaient obtenus en inclinant le torse vers l'avant ou vers l'arrière. Pour les autres, bien plus nombreux, qui ne purent avoir la chance de s'immerger dans le monde fluide d'Osmose, il restait la possibilité d'embarquer pour assister en passager à la plongée des pilotes. Dans les deux cas, le dépaysement était garanti. Malheureusement pour tous. la pièce ne fut présentée ici que durant sept semaines. Après une exposition à New York, l'automne dernier, Osmose est présentement montré à Londres.

Virtuel Et Communication

La question de l'écologíe des environnements virtuels peut maintenant être considérée dans toute son ampleur, non seulement dans ses dimensions techniques mais aussi dans ses dimensions sociale et culturelle Loin des discours reducteurs déterministes, il faudrait alors préciser dans quelle mesure ces nouveaux dispositifs de communication s'inscrivent dans un contexte sociotechnique particulier où émergent progressivement de nouvelles pratiques de communication. Plusieurs constats s'imposent rapidement dès que l'on considère cette émergence dans ses multiples dimensions.

Tout d'abord, a l'heure actuelle, il semble que les discours l'emportent encore bien souvent sur les pratiques, et les représentations de la technique sur ses réalisations. Les premières visites d'environnements virtuels sont encore souvent décevantes par rapport aux anticipations délirantes venues des discours optimistes. Ces expériences directes demeurent d'ailleurs le fait d'une minorité, et les pièces les plus complexes sont aussi celles auxquelles le public est le moins expose; l'investissement technique nécessaire a la représentation (au sens de performance) est souvent tel qu'il immobilise des ordinateurs si puissants (et chers) que personne ou presque n'a encore les moyens de les dédier à cette fonction.

Sur le plan des pratiques de communication que permettent ces dispositifs, l'observateur est encore souvent surpris par le caractere rudimentaire et peu achevé des occasions créées. En tant que média, les techniques informatiques du virtuel donnent encore trop souvent lieu à des pratiques solitaires ou, pire encore, à des communications stéréotypées avec le concepteur du système (ou un de ses représentants), lesquelles brisent l'illusion de l'immersion dans «un autre monde». Ce dernier cas est souvent typique de situations ou, sans apprentissage préalable, l'usager d'un tel dispositif est «lâché» dans un environnement virtuel, et doit ainsi compter sur les conseils et secours d'une technicienne ou d'un technicien restés «en dehors» de l'environneinent virtuel («in real life», IRL). L'état actuel des réalisations peut donc parfois entrainer des discours pessimistes.

Cependant, rien ne permet de conclure que les technologies du virtuel resteront dans cet état rudimentaire. De multiples formes de cette présence sociale sont envisageables et commencent à être explorées systématiquement. Tout d'abord, l'environnement virtuel pourrait être un environnement social: de nouvelles pratiques de communication émergeront sans doute des rencontres virtuelles entre humains ou avec des «agents informatiques», ces entités artificielles plus ou moins autonomes et plus ou moins programmées. Ensuite, la pratique d'un environnement pourrait être aussi une pratique sociale, même si l'expérience immersive reste solitaire[5]. Le dernier produit de Char Davies, Osmose, par exemple, donnait lieu à deux types d'expériences, selon que l'usager s'immergeait dans l'environnement virtuel («imrnersant») ou assistait passivement à une projection de ce que l'«immersant» explorait en regardant également l'ombre silhouette du corps de ce dernier (encadré 2).

La maturité d'un média se caractérise souvent par la disparition de ses concepteurs, qui s'évanouissent (se virtualisent) progressivement dans des interfaces de plus en plus standardisées. Ce qui était création devient cliché ou routine, et l'usager peut alors se concentrer sur la pratique d'un systeme dont il ou elle à interiorisé les normes, règles et conventions. Point n'est besoin de souligner que les techniques du virtuel n'ont pas encore atteint ce stade de diffusion. Après tout, les aspects caricaturaux des discours utopiques et pessimistes actuels répondent peut-être à l'absence de véritables pratiques sociales massives d'un média encore dans son enfance...

Thierry Bardini enseigne au Département des communications de l'Université de Montréal.


Pour En Savior Plus

1. Bardini, Thierry. The Lab That (almost) Augmented Us: Douglas Engelbart, the Augmentation of Human lntellect and the Birth of Personal Computing, Stanford, Stanford University Press, à paraitre en 1997.
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2. Blondheim, Menahem. «When Bad Things Happen to Good Technologies. Three Phases in the Diffusion and Perception of American Technology», dans Technology, Pessimism and Postmodernism, sous la direction de Yaron Ezrahi, Everett Mendelsohn et Howard F. Segal, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1994.
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3. Breton, Philippe. À l'image de l'homme: du Golem aux créatures virtuelles, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
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4 Fisher, Claude S. American Calling: A Social History of the Telephone to 1940, Berkeley, University of California Press, 1992.
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5 Valente, Thomas W. et Bardini, Thierry. «Virtual Diffusion or an Uncertain Reality: Networks, Policy and Models for the Diffusion of VR Technology», dans Communication in the Age of Virtual Reality, sous la direction de Frank Biocca et Mark R. Levy, Hillsdale, Lawrence Erlbaum, 1995.
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Last verified: August 1st 2013.